Le street art est-il encore un mode d’engagement ?

street

 

Introduction

G.W.Ovink dit, dans son ouvrage sur la typographie et son évolution :

« Nous devrions admettre qu’est fausse toute théorie ou toute pratique dans laquelle la forme de lettre la plus simple et la plus claire est présentée comme étant la seule forme correcte. Un tel rationalisme puritain ne dure pas et il sera probablement suivi par la prédominance d’un irrationalisme romantique. Il est possible que dans quelques années, pour défendre les droits de la raison, nous soyons amenés à lutter contre le côté partial d’une « émotionnalité »artistique trop forte. »

Le street art ne serait-il pas le mouvement d’une nouvelle typographie, l’heure de l’irrationalisme romantique qui vient à lutter contre le côté partial d’une « émotionnalité » artistique trop forte ?

Le 14 avril 2014, Banksy fait de nouveau parler de lui. Son tag représentant deux agents espions récupérant des informations à côté d’une cabine téléphonique, fait le tour des journaux télévisés occidentaux (BBC, CNN, BFM TV etc.). Cette scène fait d’autant plus polémique qu’elle semble faire référence aux révélations d’écoute téléphonique de la NSA par Edward Snowden. En juin 2014, le New York Times et le Guardian ont publié les révélations d’Edward Snowden un employé de la NSA montrant la surveillance à grande échelle de la NSA sur la population mondiale. On y découvre que l’organisme américain récoltait de nombreuses informations, y compris celle de compagnies comme Google, Facebook ou encore Tweeter, qui sont des empires de récolte d’informations diverses sur les individus. De plus, depuis les années 2000, le contexte social ainsi que le contexte économique sont crispés. Les inégalités de richesses ne cessent de s’accroitre, un rapport de l’ONG Oxfam montre qu’actuellement les 85 individus les plus riches détiennent autant de capital que les 3.5 milliards d’individus les plus pauvres. Dans ce contexte social tendu, nous avons essayé de comprendre le rôle que jouait le Street art en tant que groupe contestataire. Le street-art étant une forme d’art récente, un courant né dans les banlieues défavorisées américaines et pratiqué originellement par une classe sociale délaissée, il semble être un emblème en tant que mouvement de contestation. Ce courant artistique a la particularité d’avoir gagné une légitimité sociale et non juridique : les street-artistes ayant réussi à se populariser ne sont pas sanctionnés mais au contraire exposés, alors même qu’il est légalement interdit de graffer sur des murs. L’enthousiasme qu’ils provoquent dans la population leurs permet de se protéger contre les attaques d’une économie capitaliste libérale. Economie qu’ils remettent en cause en produisant une œuvre gratuitement sur un capital qui ne leur appartient pas (comme par exemple des immeubles privés). Entre la légalité et l’illégalité, réunissant aussi bien des SDF (on peut citer Jean-Michel Basquiat devenu par la suite protégé d’Andy Wahrol) que des individus bourgeois (par exemple Keith Harring, l’un des fondateurs du street art, également ami d’Andy Wahrol et Jean Michel Basquiat), le street art semble être un courant rassembleur qui anime la société par sa critique en gagnant de plus en plus de légitimité et donc ayant un impact conséquent. Le street art est un mouvement rassemblant les pochoiristes, les graffistes, les tagueurs… Les pochoiristes sont les artistes utilisant un pochoir et une bombe, ils vont reproduire de nombreux dessins assez facilement et rapidement, mais la forme du pochoir limite la variété. Le graff consiste essentiellement à travailler avec des marqueurs et sur des lettres. Les graffistes sont dans un travail typographique. Les tagueurs, quant à eux, lient ces deux types de street artistes en réunissant le travail typographique et le travail de l’image. Ils utilisent la bombe de peinture.

Etat de la recherche

Ce sujet nous situe dans le croisement entre une pure enquête sociologique urbaine, (voir par exemple l’article : La ville « congestionnée ». Acteurs et langage de la réforme urbaine à New York au début du XXe siècle de Christian Topalov), et de la sociologie de l’art (voir les travaux d’H.Becker le monde des arts ou l’article de Jean Larcher Les « murals » aux U.S.A. ou l’art dans la rue). On peut également y voir de la sociologie de la communication et du travail diachronique par l’article de G.W. Ovink : Mode et style dans le caractère typographique. Il peut également exister un lien avec des ouvrages tels que La société du spectacle de Guy Debord, qui est une enquête de terrain dans la culture des street artistes. En outre, la sociologie de la communication influe indirectement sur la sociologie de l’art car l’artiste est influencé par son mode de vie, qui est aujourd’hui tributaire de la société de consommation.
Les articles spécialisés dans le street art comme : Tags, graffs et fresques murales : revendications identitaires, expressions communautaires ? (San Francisco Strasbourg.) de Jean Larcher ou encore L’enfance du geste : écriture et graffiti de A.Guillain réduisent trop le mouvement street artiste à une déviance ou une sous-culture fortement orientée vers les contre-cultures. Ils privilégient excessivement l’explication par le conflit ethnique, c’est-à-dire la culture hip-hop contre la culture classique. Ces auteurs ne se servent pas de concepts de sociologie urbaine, comme par exemple l’idée d’une ville comparable à un corps humain. Le concept de Christian Topalov et ses constats sur l’évolution de l’urbanisme n’apparaissent pas dans leurs ouvrages. Nous pouvons prendre comme exemple la citation suivante du livre de Jean Larcher : « Les tags et les graffs pourraient être interprétés comme la défense et l’illustration de communautés d’une part, traces et expression artistique de groupes multiculturels de l’autre, exprimant révolte et recherche de sens, mémoire collective, repères historiques et spirituels dans l’espace public. » Le tag est ici directement assimilé à une appartenance ethnique, presque comme une forme d’expression tribale, primaire. Le sociologue semble amener une explication trop biaisée par sa propre subjectivité. Nous analysons une tendance à inscrire ce « mouvement » dans une idée de conflit ethnique. Le tag est également discrédité et vu comme une expression primaire dans le livre de A.Guillain, qui utilise des titres tels que : « Une écriture sans soucis de communiquer » ou qui qualifie le graffiti de : « traces d’une indiscipline : une archéologie de l’écriture et une déconstruction des codes graphiques que les enfants acquièrent tout au long de leur scolarité. ».

Nous avons également pris connaissance d’articles comme le mémoire de Mandy FIXY, de Fanny Crapanzanno ou encore de Chloé Gassiot. Ces ouvrages sont des mémoires et ne sont donc pas rédigés par des sociologues confirmés mais peuvent néanmoins amener des pistes de réflexions intéressantes. Le point négatif de ces articles est qu’ils sont trop biaisés par l’affection que les auteurs portent au mouvement du street art, et qui ont pour but plutôt de défendre le street art que de l’étudier analytiquement. Il n’y a pas de véritable réflexion sociologique neutre visant à déterminer le courant artistique et son utilité dans ces textes.

Les articles pertinents dont nous nous sommes inspiré (comme le livre Les mondes de l’art d’H.Becker, l’ouvrage sur la typographie de G.W.Ovink ou encore La ville « congestionnée » de Christian Topalov) sont antérieurs à l’apparition du Street art. Ils n’ont donc pas pu étudier ce courant spécifique.

Méthodologie

L’étude de ce mouvement s’est faite par le moyen de lecture d’articles et de mémoires, d’entretiens exploratoires dans un premier temps, puis approfondis dans un second temps. Des observations participantes ont également été effectuées afin de rendre compte des spécificités du public que le street art touchait. Avant de pouvoir mener toutes ces investigations, il fut difficile d’interagir avec des personnes issues du street art. Celles-ci refusent souvent de divulguer leurs noms et cherchent à tout prix à conserver leur anonymat. En outre, il est difficile de contacter des street artistes car ceux-ci refusent généralement les contacts avec la presse, il est possible également qu’ils puissent refuser d’être étudié afin de défendre la liberté du groupe auquel ces membres appartiennent.

Le premier entretien exploratoire s’est effectué avec Scarfoglio, street artiste agissant principalement dans le 13ème arrondissement de Paris. Puis deux entretiens approfondis permirent de creuser les problématiques et hypothèses avancées, avec Sable et Thomthom. Enfin, des observations participantes ont été effectuées dans des expositions de street art, afin de déterminer le type de public qui se rendait à de telles expositions et en vue d’étudier le comportement dudit public lors de ces vernissages. L’association LEMUR, rue Oberkampf, a mis un mur à disposition des street artistes. Un street artiste est convié à donner une représentation de son art sur ce mur, le changement de street artiste s’effectue toutes les deux semaines. En s’y rendant de façon récurrente, il fut possible de rendre compte du public que touchait le street art. Enfin, deux observations participantes, qui frôlent le concept de participation observante, ont été menées dans un squat, au 64 rue Saintonge. Le squat étant un milieu familier des street artistes, il était intéressant d’étudier les agissements et la culture issue de ce milieu, en tant que ceux-ci pouvaient révéler des informations relatives au mouvement street artiste.

Le street art est un mouvement difficile à étudier car, étant une contre-culture et possédant des branches contestataires, rester objectif devient un effort lorsque le discours tenu par les street artistes concordent ou discordent avec les représentations de l’enquêteur. Ceci a pu se produire lors d’entretiens, où l’on sent nettement des rapprochements idéologiques entre enquêteur et enquêté, ce qui conduit à penser que des biais dans l’analyse ont pu s’instaurer et demeurer.

I. Le street art, un mouvement condamné ?

a) La dénaturation du street art par son institutionnalisation

Le street art est aussi un mouvement évolutif. S’il s’est dans un premier temps créé en réaction à quelque chose (afrika bambaataa créa la Zulu nation en réaction à la violence constatée dans la rue), il a par la suite évolué de lui-même en se servant des outils à sa disposition (de nouvelles formes de street art naquirent, les street artistes utilisèrent internet pour publier leurs oeuvres etc). Donc de simple vandalisme, le street art s’est mué en mouvement pleinement conscient et novateur, qui joue avec les moyens de communication mis à disposition et qui se joue des règles établies (par exemple, Scarfoglio nous dit que la police est beaucoup plus compréhensive envers le street art aujourd’hui, et le reverse graffiti se joue des lois anti-tag).

Mais si le street art est essentiellement (au sens de l’essence) en réaction à quelque chose, on peut dès lors se demander s’il est capable de subsister (se suffire à lui-même). Or, on le voit, il semble bien que le street art est incapable de subsister. Plusieurs facteurs en effet semblent concourir à ce que le street art soit destiné à s’effondrer. Par exemple le fait que les street artistes subissent un désenchantement de leur vision de l’artiste au fur et à mesure de la professionnalisation du métier. Scarfoglio dit d’ailleurs bien lors de l’entretien que son avancée dans le monde professionnel a constitué un turning-point pour sa représentation de l’artiste, puisqu’il avait tout d’abord une vision plutôt romantique de la chose, et s’est rendu compte de la réalité grâce (ou à cause) d’éléments concrets tels que les rendez-vous, les vernissages, entre autres.

b) La loi Airin applicable au street art.

On peut également penser que l’institutionnalisation du street art a provoqué une loi analogue à la loi d’airain de l’oligarchie de Robert Michels. Pour rappel, cette loi stipule qu’une communauté sociale reste au pouvoir bien qu’il y ait un système d’élection démocratique. En effet, dans le mouvement street artiste, on peut penser qu’un groupe d’artiste qui se connaissent entre eux (comme Shepard Fairey connaît Banksy) font les plus grosses cotes, et sont ceux que l’on voit le plus, bien qu’ils n’aient pas nécessairement de talent époustouflant. On peut à ce titre penser au film réalisé par Banksy (Faites le mur !) qui met en scène l’un de ses amis, Mr Brainwash, qui devient célèbre grâce à la publicité que Banksy lui fait. C’est bien ce que semble déplorer Scarfoglio, lorsqu’il parle de « copinage », de « gars qui font de la merde mais qui sont des super commerciaux ».
Pour résumer, on peut supposer que le street art est un mouvement qui ne trouve une identité qu’en étant en réaction face à une hégémonie, une dominance désignée. Dès lors, le street art ne saurait subsister, c’est pourquoi il se serait institutionnalisé. Or, son institutionnalisation, bien qu’elle ait de bons côtés (comme Scarfoglio le reconnaît, le street art est aujourd’hui mieux accepté : « Si tu dis à une vieille de 80 ans que tu fais du graffiti, elle ne va pas te regarder comme il y a 20 ans »), semble toutefois le condamner à sa perte puisqu’elle le pousse à se conformer aux normes du marché, du travail etc.
Il semble donc que le street art est aujourd’hui un mouvement qui peut être qualifié de dénaturé au sens où il est aujourd’hui désuni, en même temps plus et moins dans la réflexion qu’avant (plus car les gens tentent de véhiculer un message, moins car le message véhiculé est obsolète) et car il s’est conformé à la norme.

II : Le street art : un mouvement déchiré

a) Légal, illégal, une dichotomie qui divise le street art

La première hypothèse cherche à approfondir la vision du street art que l’on peut avoir de prime abord, et qui se réduit à une vision du mouvement street artiste comme d’un mouvement uni ainsi que pleinement conscient. Mais, bien au contraire, une investigation laisse supposer que le street art serait le théâtre de deux dichotomies. L’une qui repose sur une dimension épistémologique du street art. Les vandales, dont le message contestataire réside purement et simplement dans l’acte de vandalisme, soit ces street artistes qui réduisent le street à sa seule dimension illégale, criminelle, sembleraient séparés des street artistes plus « conscient » (veine dont se revendique Scarfoglio, bien qu’il reconnaisse avoir été tout d’abord un vandale). Cette seconde portion de street artistes voit moins la dimension vandale que la dimension idéologique dans le street art, On voit ceci grâce à l’entretien avec Scarfoglio, qui nous dit qu’il « met du sens dans ce qu'[il] fait », et qui méconnaît la dimension vandale dans son activité, puisqu’il se refuse à entrer dans un jardin pour taguer le mur d’une maison, tandis qu’il accepte que l’on tague des murs d’immeubles au titre qu’ils appartiennent à la rue.

b) « Artiste vendu », « artiste passionné », la deuxième distinction

Par ailleurs, la seconde dichotomie repose plutôt sur une dimension historique. Il s’agit d’un clivage fort entre les street artistes qui appartiennent à la première vague (dont Scarfoglio est dépositaire), cette première vague de street artistes s’est constituée avec l’arrivée de la Zulu nation en France, mouvance hip-hop créé par afrika mambaataa, et la seconde vague de street artistes. Seconde vague qui s’est construite lorsque le street art s’est fait connaître grâce à quelques personnes emblématiques (Shepard Fairey, Banksy …) et a commencé à s’institutionnaliser et à se professionnaliser (donc également à produire du revenu), pour cette seconde classe, le street art est plus un métier qu’une passion, on remarque également que les street artistes de la première génération ont tendance à déconsidérer les suivants, à les catégoriser comme des « vendus », des imposteurs qui viennent ici sans n’avoir aucune idée de ce qu’est le street art et en se prétendant artistes alors même qu’ils ne font que reprendre des codes et des styles créés et instaurés par ceux de la première génération (collage, pochoir, sérigraphie etc) « Le mec pompe à droite à gauche » nous dit Scarfoglio.
Mais cette idée doit être étudiée avec précaution. Beaucoup de sociologues ou d’essayistes ont fondé leur enquête sur cette idée d’un street art qui se fait racheter. Certains articles vont jusqu’à critiquer la légitimité du street art et son intérêt maintenant qu’il devient officiel. Cependant, la problématique du street art n’est pas là. En réalité la nuance est entre le fait de vendre un bien et le fait de vendre ses idées. La problématique du street art rejoint celle de Faust : l’artiste peut vendre le produit qu’il fait mais pas son âme. La dichotomie est donc fondée sur l’artiste vendu et l’artiste non vendu, en aucun cas sur le bien.

Sable : « Seen c’est un acteur du graffiti New Yorkais depuis la naissance du graffiti, c’est un type qui a une chaîne de vêtements. Sa chaîne de vêtements elle prend des produits, des t shirts, des sweets, avec ses taffs les plus vieux et : « est ce que c’est un mal ? ». Est-ce que quand tu aimes une série tu t’empêches de porter un t-shirt parce que tu aimes cette série ? Bah non, alors pourquoi si t’aimes un gaffeur tu t’empêcherais de porter son produit qui apporte de l’argent à lui et te permet de voilà, finalement de le soutenir et de mettre un peu les couleurs de ce que t’aimes, tu vois ? »

Scarfoglio : « Attention après, galérer c’est pas une condition, je veux dire un mec qui fait des trucs chanmés depuis tout le temps et qui galère pas tant mieux c’est pas l’idée. Faut pas forcément bouffer de la vache enragée se couper une oreille et finir suicidé. C’est même pour ça quelque part qu’on bosse finalement, moi j’ai pas forcément, en tout cas j’ai plus, une vision romantique de l’artiste. »

A travers ces deux entretiens on voit bien apparaître la rigueur qu’il faut émettre dans cette deuxième partie délicate : il ne faut pas confondre bien vendu et artiste vendu. Comme l’a dit Sable : Seen est l’un des plus vieux, il continue et vend ses t-shirts en parallèle et ça ne pose pas de problème. Il n’y a pas de problèmes parce qu’il vend des t-shirts qui sont en référence à sa création. Donc sa création vient avant l’envie de vendre. L’art n’est pas dénaturé par la volonté de faire du profit, il reste désintéressé et c’est ce qui fait le propre de l’art. Dans le processus il y a d’abord une envie de taguer, de graffer ou de faire un pochoir, cette idée est très technique, typographique. Il y a aussi une recherche de l’endroit qui apparaît comme un défi. Enfin seulement vient le fait de vendre. Si le street artiste respecte cette règle, l’argent n’est pas un problème. Si le street artiste commence par réfléchir à une éventuelle demande et crée pour cette demande. Alors il y a marchandisation de l’art dès la source, et là le street art qui se veut contestataire entre dans un rapport vicié, car il y a récupération.

III Street art, une réponse instinctive de l’individu urbain face au manque de communication ?

a) La ville comme un individu urbain

« Dans l’organisme urbain, tout se tient. Chaque partie influe sur l’ensemble, et l’ensemble influe sur ses parties. Vie sociale et espace physique forment un tout indissociable, les éléments du cadre bâti, les pratiques des groupes, les flux de personnes et de marchandises sont liés à un système, et ce système est malade. Voici défini le champ d’une analyse et d‘une action qui englobent les perspectives sectorielles étroites des divers courants réformateurs spécialisés. La congestion touche en effet la ville comme organisme à la fois social, économique et politique. » Christian Topalov, historien et sociologue urbain.

Dans cette partie, nous nous inspirerons de l’analyse de Christian Topalov en faisant l’analogie entre un corps humain et la ville. Nous aurons donc besoin de bases biologiques et c’est pour cela que nous nous inspirerons des travaux de Jean-Pierre Changeux et de son livre L’homme Neuronal.

Si l’on regarde une ville vue d’un hélicoptère il sera facile de faire la comparaison entre la ville et un système de connexions nerveuses comme le cerveau. L’encéphale humain se caractérise par des aires, des zones, qui sont plus ou moins utilisées en fonction de la tâche demandée. Si nous avons besoin de communiquer ce sont l’aire de Broca et l’aire de Wernicke, par exemple, qui sont sollicitées pour la formulation et pour la compréhension des mots. Le cerveau fonctionne par messages qui se propagent sous forme de messages chimiques ou électriques. Les cellules qui permettent cette propagation sont les neurones. Le mécanisme qui va nous intéresser est celui entraîné par le manque, par exemple le manque d’eau. Comment le cerveau en vient-il à détecter un manque d’eau et nous faire boire ? Une carence en eau se traduit par un diminution du volume sanguin et ainsi impacte sur la concentration en sels. Ce changement entraîne la production d’un neurotransmetteur qui va activer le circuit interne de la soif et déclencher en nous une envie soudaine, un manque.

b) Le street art naît d’une homogénéisation post-consumériste

Imaginons maintenant que la ville est un corps et qu’elle ait un besoin de couleur, de communication, c’est-à-dire d’art. La mise en place de la société de consommation a entraîné une explosion de la publicité dans nos villes. Cette publicité s’est peu à peu imposée comme la référence en termes d’image, de communication visuelle. On connaît la musique de Vivaldi parce qu’elle est dans les parkings Vinci. On est imprégné de slogans comme « impossible is nothing », « fuel for life », ou bien de nouvelles offres promotionnelles pour Disneyland. Cependant, on peut y voir dans toute cette forme de communication une unique idée : l’attraction vers la consommation par une forme de communication visuelle. Finalement, il se produit pour les messages de communication visuelle ce qu’il se produit d’un point de vue architectural dans la plupart des grandes villes. Une « congestion » (pour reprendre le terme de Christian Topalov). Il y a une congestion qui rend la ville malade. Si la ville était un corps, la surpopulation serait sûrement un symptôme de problèmes qui produiraient la nécrose de certaines zones. Le manque d’art, lui, en revanche, peut être vu comme la malnutrition de notre « individu-ville ». Les problèmes de surpopulation dont nous venons de parler procèdent du développement croissant d’un système fondé sur l’augmentation de la production et de la consommation perpétuelle. La surpopulation amène à une sélection et s’ensuit l’établissement d’une culture dite bonne qui pourra vivre dans cet individu-ville. Dans le même temps les autres cultures sont rejetées en dehors (création des banlieues). C’est par ce processus que nous en arrivons à l’homogénéisation d’une culture établie dans la capitale. Si nous avons besoin d’hétérogénéité dans l’art, que le corps urbain en a besoin et que ce besoin n’est pas rempli, alors, comme pour le cerveau et l’eau, une réaction instinctive va se produire : le street-art. Dans cette théorie, le street art ne s’établit ni pour renverser un système capitaliste ni pour établir un autre système politique ou économique. Il faut bien plutôt le voir comme une réponse instinctive, neurovégétative, là où la révolte correspondrait plus à une réaction musculaire nerveuse. On entend par réaction neurovégétative cette réponse comme la soif qui passe par le système nerveux primaire afin d’assurer les besoins primaires. La réaction musculaire nerveuse, quant à elle, est la réponse faite en cas de peur ou de colère (par exemple). Dans cette perspective, le street art est en dehors de la révolte politique, en dehors de la révolte même économique. Car, l’établissement d’un système économique capitaliste autour de la marchandisation du Street art n’est pas un problème :

Scarfoglio : « D’une part c’est bien parce que ça fait avancer les choses, ça fait avancer la modernité aussi. En fait grâce à ça, quelque part aujourd’hui si tu dis à une vieille de 80 balais que tu fais du graffiti, elle ne va pas te regarder comme il y a 20 ans. Il y a 20 ans limite elle nous aurait pris pour un alien et elle se serait dit « ouai tu vois le mec il va me taper mon sac ». Aujourd’hui elle dit tu vois peut-être que ce mec là il fait des trucs bien et peut être que en fait si ça se trouve ça vaut de la thune. En fait l’idée que ça vaut de la thune, quelque part dans la tête des gens, ça fait que c’est bien. Donc, d’une part ça fait avancer les mentalités pour ce qui est du public c’est-à-dire que il y a de plus en plus d’expositions dédiées au street art tu vois … A cette, à cette façon d’envisager la peinture et les arts plastiques aujourd’hui. Mais en même temps, ça a tendance à biaiser un peu le marché parce que finalement des places il y en pas tellement, tu vois ce que je veux dire. »

Sable : « Seen c’est un acteur du graffiti New Yorkais depuis la naissance du graffiti, c’est un type qui a une chaîne de vêtements. Sa chaîne de vêtements elle vend des produits, des t shirts, des sweets, avec ses taffs les plus vieux et : « est ce que c’est un mal ? ». Est-ce que quand tu aimes une série tu t’empêches de porter un t-shirt parce que tu aimes cette série ? Bah non, alors pourquoi si t’aimes un gaffeur tu t’empêcherais de porter son produit qui apporte de l’argent à lui et te permet de voilà, finalement de le soutenir et de mettre un peu les couleurs de ce que t’aimes, tu vois ? »

Comme on le voit, le problème est de répondre au mieux à ce besoin sociétal de l’individu urbain en manque de messages visuels, en manque de création artistique, de couleur.

c) Street art, messager d’une révolte et mouvement de révolte

Le Street art est dans la rue car il répond à un problème commun, il n’a donc pas d’utilité à être dans un musée. Le Street art serait dans un musée si le problème concernait telle ou telle classe sociale. La réaction s’adapte au problème, ici le « stimuli » était global, l’accaparement de la rue par la publicité concerne toutes les classes sociales, toute la population, la réponse a donc était globale et non accessible uniquement pour une classe. de quoi tu parles ? ça veut rien dire. En ce qui concerne non pas son rôle mais sa définition physique, nous reprendrons la définition de la typographie émise par G.W.Ovink : « Le caractère typographique ne peut être qu’un signe destiné à réveiller les images et les idées mortes et à susciter des réactions. Le caractère peut avoir l’effet d’un aimant sur l’œil et diriger l’attention vers ce qui a réellement de l’importance. Le caractère typographique peut n’être qu’un élément décoratif d’un espace blanc tel qu’une composition graphique ou un dessin. ». A partir de cette définition, le tag et le graff sont une évolution de la typographie. Nous y revenons encore une fois, le tag et le graff sont un travail sur la lettre, sur le message.
Il ne faut donc en aucun cas attribuer une valeur violente au Street art. Le street art est la stimulation artistique, si le tag que l’on voit est violent, c’est le sentiment ressenti par l’individu urbain qui est violent. Donc, de cette théorie on ne peut pas déduire que le Street art a un rapport avec une quelconque révolte. Simplement, le tag est le message de la révolte, il n’est pas la révolte. Le tag est l’influx nerveux, pas le geste. Le Street art est révélateur d’un sentiment de révolte s’élevant dans l’individu urbain mais il n’est pas la révolte, il n’est pas l’indignation.

Ce qui est intéressant est novateur dans cette théorie est que l’on voit le street art presque comme un réflexe, une réaction immunitaire de l’individu-ville qui s’exécute mécaniquement. Ainsi, si l’enchaînement de causes conduisant à l’émergence du street s’est fait de façon mécanique, la théorie réussit à expliquer le fait que le street soit, comme nous l’avons vu, une sorte de mouvement conscient inconscient.

Conclusion

Pour conclure, si nous définissons la révolte comme une volonté de changement radical, de faire muter les racines de la société et ce par des moyens d’actions violentes, alors le Street-art n’est pas un mouvement de révolte. En outre, si l’indignation est une volonté de changement faible, d’améliorer tel ou tel aspect de la société, en utilisant des moyens légaux et reconnus par la société, alors le Street-art n’est pas non plus un mouvement d’indignation. Finalement véritable mouvement hybride, le street art semble être une chimère combinant des idéologies radicales avec une violence artistique et non physique. Le Street-art se sert de pochoirs, de tags, de graffs afin de propager les messages d’une culture underground radicalement différente de la culture conformiste actuelle. Le Street-art sous-entend une mise en commun de la rue, une négation de l’idée de privatisation des lieux publics ainsi qu’une idée d’art gratuit. Le Street-art semble rejoindre les idéologies des Anonymous et du mouvement de l’« open source » en informatique c’est-à-dire rendre la culture, l’art, accessible à tous et sans limite. Le Street art parait être le messager d’une révolution dans le monde de la culture et c’est pour cette raison qu’il n’est violent ni politiquement ni économiquement, car ce n’est pas son champ d’action. Alors, peut-on dire qu’il est pacifique ? Dans le champ de la culture, il existe cette volonté de partage de la culture et de ne pas se soumettre au système actuel de la censure des musées. Mais cette idée de faire de l’art gratuit en niant l’idée de capital privé (par exemple en faisant un graff sur un immeuble appartenant à tel ou tel groupe privé) est extrêmement radicale en réalité. Le Street-art peut être le début d’une révolution propre au champ culturel qui va ensuite se propager aux champs économique ou politique. Ce qui déterminera l’importance du Street art en tant que mouvement social messager d’une nouvelle forme de pensée, c’est son évolution. Si le Street art continue son chemin vers une légitimation totale, il sera phagocyté par le système et ne sera plus qu’un nouveau courant artistique, alors le street art aura été récupéré par le capitalisme. En revanche, si le Street art maintient cette ambivalence entre illégalité et légalité, entre agissement dans l’ombre et sous les projecteurs de la société, alors il pourra prendre de l’importance et contaminer peu à peu les autres champs.

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